Challenge AZ : Q

Quitter

Ce soir, au bar de la gare, Igor, hagard, est noir. Il n’arrête guère de boire car sa Katia, sa jolie Katia, vient de le quitter…Sa Katie l’a quitté. Et nous, en tant que généalogistes, nous tremblons. Va-t-il nous demander d’entamer des recherches? A-t-il compris que, bien que ça concerne sa famille, nous ne sommes pas des détectives privés? Mon pauvre Igor, tu l’as bien compris, je ne peux rien pour toi mais je t’invite à lire ce petit billet sur le mot « quitter » histoire de vraiment toucher le fond et peut-être trouver la force de remonter la pente.

Source : AD28, Recensement Argenvilliers, 1836-1901, 6 MI 3, vue 46/213.

Comme Igor, nos ancêtres ont quitté et ont été quitté. Quitter sa famille, son conjoint ou ses enfants, c’est sans doute la forme de rupture à croiser dans les archives. Il y a les « absents », ceux ou celles qui ne sont pas au domicile familial sur les recensements alors que leur métier n’implique pas un déplacement, les pères absents lors des déclarations de naissance de leurs enfants, les parents qui quittent leurs enfants …Les traces sont discrètes mais bien réelles. Ces fragments documentaires sont autant de murmures d’histoires familiales brisées ou transformées, que le généalogiste tente de comprendre sans jamais juger.

Source : AM Lyon, Registre de réception des enfants, CH_4Q085

Ce ne sont pas seulement des liens qu’ils rompent, mais aussi des paysages. C’est une rupture discrète mais décisive. C’est un village quitté du jour au lendemain pour tenter sa chance ailleurs, une paroisse abandonnée après des générations après un mariage, une région entière laissée derrière soi et parfois même un pays, une culture. Dans les archives, ces mouvements laissent des traces subtiles : un « originaire de » sur un acte, un registre militaire qui signale un changement de résidence, un document d’émigration. Autant d’indices qui racontent des chemins parcourus, des espérances, et des vies en mouvement.

Source : Document de famille, « questionnaire sur les émigrants yougoslaves »

Quitter son emploi, c’est une rupture moins visible mais tout aussi signifiante dans la vie d’un ancêtre. Derrière un changement brutal de métier ou une reconversion inattendue se cachent souvent une crise économique, une faillite, une blessure, une lassitude ou simplement l’espoir de trouver mieux ailleurs. Certains abandonnent un artisanat familial transmis depuis des générations, d’autres délaissent un travail pénible pour apprendre un nouveau savoir-faire. Dans les archives, ces glissements professionnels apparaissent dans les rôles d’impôts, les actes civils, les dossiers militaires ou les archives d’entreprises. Autant de petites marques qui témoignent des choix, des contraintes ou des détours d’une vie au travail.

Source : Extrait du journal Le Petit Niçois, 28/10/1892.

Et enfin, quitter la vie. Un acte de décès, une mention “disparu”, un inventaire après décès ou une succession racontent, chacun à leur manière, la fin d’un parcours. Certaines morts surviennent dans des circonstances ordinaires, d’autres sont entourées de mystère, d’accidents, d’épidémies ou de guerres. Ces documents, souvent très factuels, n’en dévoilent pas moins l’essentiel : le dernier lieu où l’on a vécu, les personnes présentes, les biens transmis, les absences douloureuses. Ils marquent la clôture d’une existence et ouvrent, pour nous généalogistes, une nouvelle porte vers la compréhension de toute une vie.

Source : Copie de l’acte de décès de Pierre Lucien Le Rumeur, mairie de Landiras, Gironde

On passe notre vie à quitter et à être quitter. Chaque rupture, chaque départ rompt un fil pour en créer un autre, ailleurs, autrement. Le généalogiste repère ces moments de bascule, s’accroche au fil pour essayer d’attraper le suivant, parfois difficilement. Comprendre ces ruptures, c’est éclairer le passé mais aussi ce qui nous a conduit jusqu’ici aujourd’hui. Alors Igor, ta rupture t’a mené jusqu’à moi mais malheureusement je ne peux rien faire, ta Katie t’a quitté, ta tactique était toc.